Y a-t-il une urgence environnementale ou existe-t-il un temps pour une transition ?
La réponse est clairement oui, il y a une urgence. Je pense même qu'elle est, à certains égards, dépassée. En fait, nous avons loupé le coche dans les années 1970. A cette époque, nous aurions pu agir de façon très efficace et empêcher la dérive actuelle. Je vous incite à vous référer au livre de Nathaniel Rich, Perdre la Terre. Cet ouvrage met en exergue nos manquements collectifs alors qu'un accord contraignant aurait pu être signé au début des années 1980, puis en 1988. Le lobby pétrolier en a décidé autrement, dans une forme d'indifférence ou, au moins, de laisser-faire général. En réalité, quand nous abordons le thème global de l'environnement, trois sujets majeurs sont retenus : le climat, la biodiversité et la santé. Mais tous trois sont totalement interconnectés. Si nous étudions le climat - sujet partagé par tous, entre amis, dans les médias, dans les milieux politiques -, son dérèglement, via le réchauffement, a déjà des répercussions très lourdes, qui vont être de plus en plus dramatiques, telles que d'innombrables pertes humaines, des disparitions de villes, des conséquences sur le tourisme et sur l'agriculture. Quant à la biodiversité, le stress est encore plus saisissant. La disparition d'espèces déjà constatée - or l'homme est une espèce - est provoquée avant tout par l'action humaine et non par le climat. Du moins pour l'instant, parce que, dans ce domaine, les impacts vont être considérables. Le dérèglement climatique va accélérer le drame de la disparition des espèces. Enfin, dans le domaine de la santé environnementale, l'amélioration incroyable de l'espérance de vie au cours du XXe siècle semble stagner et régresse dans certains pays, par exemple aux Etats-Unis. En tout cas, elle ne progresse plus en ce qui concerne la durée de vie en bonne santé. Savez-vous qu'un enfant sur soixante est autiste aux Etats-Unis ou encore que le nombre de cancers enfantins dans le monde progresse de 1 % par an depuis trente ans ? En vérité, ce qu'il ne faut surtout pas perdre de vue, c'est l'interaction des trois problématiques. Le climat a une influence considérable, tant sur la biodiversité que sur la santé environnementale. L'exemple de la canicule en France en 2003 est saisissant. Le rapport sur l'impact climatique sur la France, réalisé à ma demande en 1995, lorsque j'étais ministre de l'Environnement, et publié en 1999, l'envisageait, mais il n'a pas été pris en compte. En Grande-Bretagne, un rapport équivalent avait été rédigé bien avant. Des maladies endémiques dues à certains moustiques, comme le moustique tigre, par exemple, apparaissent dans l'hémisphère Nord comme le chikungunya ou la dengue. Avec la modification du climat, nous allons assister à une accélération de la migration des espèces, qui sera de plus en plus complexe à gérer, jusqu'à un point de non-retour. L'anthropocène, c'est-à-dire l'ère de l'homme, se caractérise par une utilisation maladive des ressources et l'introduction de produits hautement toxiques, tels que les pesticides, par exemple.
Comment concilier une démographie galopante - une multiplication par 2,5 de la population mondiale en cinquante ans et la nécessité de la nourrir - avec une agriculture plus respectueuse de l'écosystème ?
Une agriculture extensive permettrait de nourrir tous les habitants de la planète et, parallèlement, de diminuer l'effet de serre. Actuellement, les intrants sont essentiellement des protoxydes d'azote, donc un gaz à effet de serre. Dans une agriculture sans labour, on stocke le carbone. Le rapport établi par la commission économie du climat de l'ONU en 2018 sur ce sujet démontre le gain d'un changement dans les méthodes agriculturales et surtout d'une reconquête des terres acidifiées, désertifiées, aridifiées. Le coût d'une telle politique est modeste puisque la reconquête est de cent euros par hectare. Si l'on se fixe un objectif de 130 millions d'hectares, le coût serait donc de 13 milliards d'euros, ce qui paraît une somme astronomique, mais qui, au regard du coût du dérèglement climatique ou des montants des fonds internationaux, est modeste. L'avantage est le redéveloppement de l'activité agroécologique, agroforestière, et une augmentation de la capture du carbone, qui pourrait aller jusqu'à 20 % des émissions de gaz à effet de serre. C'est l'investissement le plus rentable qui soit. Un des problèmes majeurs a été l'utilisation massive du gaz réfrigérant HFC que vous trouvez partout dans les climatisations et les réfrigérateurs. Or il est extrêmement polluant. Imaginez que la production d'une tonne de ce gaz représente l'équivalent de 24.000 tonnes de carbone. Vous lisez bien, il n'y a pas d'erreur, il s'agit de 24.000 tonnes. Supprimer l'utilisation des HFC permettrait d'obtenir un effet rapide de baisse de nos émissions. C'est ce que propose l'accord de Kigali, que, malheureusement, bien peu d'Etats ont ratifié.
Dans quels domaines faut-il agir le plus rapidement possible ? Une réelle transition est-elle déjà à l'oeuvre ?
Comme je le disais en préambule, il y a urgence. L'heure n'est plus à la transition mais à la rupture. Des comportements vont devoir évoluer très vite dans de très nombreux domaines. Le transport va devoir faire sa révolution. Il n'y aura bientôt plus de voitures dans les villes, ou tout au moins de voitures individuelles à moteur thermique. Le low cost va aussi disparaître. Il ne sera plus question d'aller à New York pour 80 €. Un aller-retour Paris-New York en avion correspond à la destruction de 3 mètres carrés de banquise. Vous pensez bien qu'à ce rythme, la dégradation va s'accélérer de façon folle. En matière alimentaire, le flexitarisme va se développer. La consommation de viande va devoir baisser de façon drastique, permettant ainsi de libérer des calories d'origine végétale pour les humains. Les fondements de la société de consommation, et en particulier l'obsolescence programmée et la publicité, qui nous conduisent à changer de téléphone tous les ans, vont devoir disparaître pour l'un, s'adapter pour l'autre. Tous nos choix vont devoir être pesés pour résoudre les nombreux conflits d'usage auxquels nous sommes confrontés. Des centaines d'exemples peuvent être donnés, tels que l'affectation des sols à usage agricole et les fermes solaires ou la protection de la biodiversité et l'installation d'énergies renouvelables. Pour éviter au maximum ces conflits, des solutions alternatives doivent être envisagées. On peut commencer par doter tous nos toits de panneaux photovoltaïques pour réduire l'utilisation du sol.
Comment parvenir à susciter ces nouveaux modes de consommation ? Faut-il que le politique s'en empare ?
Au départ, dans le monde politique, il y a eu le déni. Les priorités étaient la lutte contre le chômage, le respect - dans la mesure du possible - des grands équilibres - budgétaire, commercial et autres. Puis, dans un second temps est venue une certaine prise de conscience, mais elle est restée livresque, presque virtuelle. A titre d'exemple, on ne peut pas constater la nécessité de geler des terres naturelles autour de Paris et promouvoir EuropaCity. Il faut choisir. N'oubliez pas qu'en France, tous les sept ans, nous perdons l'équivalent d'un département en terres agricoles et naturelles. Ce sont des images qui frappent les esprits et qui inquiètent les gens. La prise de conscience de la population est souvent plus importante et plus rapide que celle des politiques.
Des prévisions sérieuses annoncent un taux d'urbanisation de 70 % (contre 50 % aujourd'hui) à un horizon de quinze à trente ans. Que faut-il en penser ?
Cela nous interpelle et met en évidence les choix qu'il faut opérer pour accompagner ce mouvement. Urbanisation et densification s'opposent. La première privilégie l'horizontalité et la seconde la verticalité. Il est évident qu'il faut faire le choix de la densification. Nous n'avons plus de place suffisante pour préférer l'extension urbaine. La terre devient une denrée rare. Nous ne pensions pas ainsi il y a encore trente ans, mais, désormais, il n'y a pas plus de place pour le rêve.
N'est-il pas possible d'inclure dans la constitution des pays démocratiques au moins une référence à un droit environnemental ?
Dans la constitution de 140 Etats, il existe un droit à l'environnement. Comme vous pouvez en juger, ce n'est pas probant. Je défends un projet qui me tient à coeur, il s'agirait d'un tribunal pénal international de l'environnement et de la santé. Je me bats avec vigueur pour la DDHU, la Déclaration universelle des droits de l'humanité. C'est un texte, simple, initié à la demande du président Hollande avant la COP21 et porté aujourd'hui par la société civile. Il est aujourd'hui traduit dans 35 langues, porté par 60 ambassadeurs dans le monde. De grandes villes l'ont signé, à l'instar de Paris et de Strasbourg (onze autres grandes villes françaises aussi), de Madrid, de New York, de San Francisco ou encore de Philadelphie. CGLU, qui est une organisation qui regroupe plus de 240.000 villes dans le monde et représente 5,7 milliards d'habitants sur la planète, l'a adopté via son comité exécutif à Montevideo, à l'unanimité. Des universités, des barreaux, des ONG, des entreprises nous ont rejoints. Cette déclaration repose sur le respect de six droits avec en contrepartie six devoirs. Je crois beaucoup à cette démarche car la signature d'accords internationaux par tous les Etats est de plus en plus difficile et aboutit à des textes faibles. Prenez l'exemple de l'accord de Paris, qui est un grand succès pour la diplomatie française. La convention est obligatoire, mais le contenu n'est pas contraignant. Je crois beaucoup plus au levier du droit via le droit souple, que les tribunaux sanctionnent de plus en plus. Une entreprise qui a signé des engagements précis peut être condamnée à réparer si elle ne respecte pas ses propres engagements. Les progrès de la justice climatique et de la justice sanitaire au niveau planétaire sont extraordinaires. Dans le monde entier, on voit apparaître des décisions de justice qui seraient apparues inenvisageables voici quelques années. En Australie, un récent jugement s'est appuyé, pour interdire les mines de charbon, sur les accords de Paris et sur une jurisprudence européenne… Aujourd'hui, il y a 1.200 procès dans le monde concernant ces aspects. Plus de 15.000 plaintes aux Etats-Unis contre le glyphosate, sans compter les multiples procédures dans d'autres pays. L'universalisation de la jurisprudence est une voie très prometteuse.
Le juridique est-il le seul levier sur lequel nous pouvons compter ?
Absolument pas. Si je ne crois malheureusement plus beaucoup au politique et estime que le juridique va se développer et se généraliser, il existe un autre domaine sur lequel je fonde de grands espoirs, c'est la finance. Je suis certaine que, dans moins d'une décennie, elle aura pris le problème en main. Il faut faire évoluer les critères d'analyse afin d'orienter l'épargne vers les activités environnementales. Le concept de « croissance verte » peut ne pas être un leurre à la condition, bien sûr, de sortir du greenwashing et de considérer comme un a priori la rareté des ressources. Il faut lui donner de la consistance et renforcer la recherche, les moyens et l'intérêt pour les consommateurs de recourir à des produits sobres en énergie et en matières premières. Il est impératif d'intégrer les externalités dans la comptabilité nationale et la comptabilité privée. Les modèles existent, en particulier la comptabilité CARE. Les données extrafinancières des entreprises doivent devenir des éléments essentiels pour les financiers et les assureurs. De même, la comptabilité publique doit cesser d'être borgne. Je ne prétends pas être une spécialiste des questions financières et je suis persuadée que, dès lors que la finance refusera de soutenir les projets climaticides et destructeurs de biodiversité et s'orientera vers l'économie du nouveau monde, avec le soutien du monde de l'assurance, ce levier sera aussi important - voire plus - que celui du droit. Leur union pourrait sauver la planète et l'humanité.
CORINNE LEPAGE, AVOCATE ASSOCIÉE DU CABINET HUGLO LEPAGE, MINISTRE DE L’ENVIRONNEMENT 19951997
Source : Les Echos Investir