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Cap21 LRC Toulouse

L'urgence économique ne justifie pas une régression sociale dont le gouvernement a toujours rêvé

26 Mars 2020, 16:07pm

Publié par Corinne Lepage

Si le projet tel que modifié par le conseil d’État et le Sénat prévoit que les mesures prises au titre de l’urgence sanitaire (prévue par la loi pour durer jusqu’au 1er avril 2021) cessent avec l’urgence sanitaire, il n’en va pas de même des mesures prises en ce qui concerne l’urgence économique.

Si le projet tel que modifié par le conseil d’État et le Sénat prévoit que les mesures prises au titre de l’urgence sanitaire (prévue par la loi pour durer jusqu’au 1er avril 2021) cessent avec l’urgence sanitaire, il n’en va pas de même des mesures prises en ce qui concerne l’urgence économique.

Personne ne conteste le bien-fondé d’une loi sur l’urgence sanitaire et permettant de déroger (momentanément) aux règles habituelles pour assurer la continuité des entreprises, le paiement des salariés, les règles de délai, etc… N’est pas davantage contestable sur le principe le report du deuxième tour des élections municipales même si la tenue du premier tour n’était vraiment pas une bonne idée ni sur un plan sanitaire, ni sur un plan politique, ni sur un plan juridique.

Mais, ce texte pourrait bien se révéler un détonateur politique d’une extrême gravité. On n’abordera pas ici la question des élections municipales et des reports divers avec toutes les difficultés juridiques et possiblement contentieuses qui en résultent. Plusieurs points sont problématiques en particulier au niveau des libertés publiques et de leur contrôle. Mais, on ne se limitera ici qu’au point majeur.

En effet, si le projet tel que modifié par le conseil d’État et le Sénat prévoit que les mesures prises au titre de l’urgence sanitaire (laquelle est prévue par la loi pour durer jusqu’au 1er avril 2021 sauf décret pris en conseil des ministres réduisant cette durée) cessent avec l’urgence sanitaire, il n’en va pas du tout de même des mesures prise en ce qui concerne l’urgence économique et l’adaptation à la lutte contre l’épidémie. Bien au contraire, s’agissant d’ordonnances qui peuvent intervenir dans le délai de trois mois, prolongé de quatre mois c’est-à-dire durant sept mois, il est au contraire prévu, conformément à la Constitution, que ces ordonnances doivent être déposées sur le bureau du Parlement dans le délai de deux mois. Il faut rappeler qu’une ordonnance qui autorise le gouvernement à intervenir dans le domaine législatif doit être ratifiée par le Parlement pour devenir une loi. Mais, si elle n’est pas ratifiée, elle reste un acte réglementaire bien entendu applicable. Cela signifie très clairement que le gouvernement entend que des mesures prises au prétexte de l’urgence économique pourraient perdurer bien au-delà du maintien de cette urgence. Et c’est là tout le problème.

 

Si effectivement les ordonnances procèdent à des régressions des droits des individus, droits sociaux ou droits démocratiques en utilisant la crise actuelle, les conséquences politiques vont être ravageuses.

En effet, en regardant très attentivement toutes les mesures qui peuvent être prises, on constate aisément qu’elles permettent de multiples régressions du droit social. Ainsi, le conseil d’État dans son avis rappelle (point 28) que s’agissant de la possibilité de dérogations aux stipulations conventionnelles relatives à la durée du travail, au repos hebdomadaire, au repos dominical ainsi que les conditions d’acquisition des congés payés et d’utilisation du compte épargne-temps du salarié “le législateur ne saurait porter au contrat légalement conclu une atteinte qui soit pas justifiée par un motif d’intérêt général suffisant sans méconnaître les exigences résultant des articles 4 et 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789”. Il exhorte donc le gouvernement à ce que l’atteinte portée ne soit pas excessive. Mais, le caractère excessif ou non est jugé par rapport à l’urgence économique et sanitaire. S’il n’y a plus l’un et l’autre, la mesure n’a plus aucune justification. Or, aucune disposition du texte prévoit sa disparition automatique ce qui signifie bien évidemment que le gouvernement a l’intention de procéder à de profondes modifications de l’État de droit qu’il s’agisse de droit social ou du droit de la démocratie environnementale. En effet, le texte prévoit expressément la possibilité de modifier les règles relatives à la concertation, à la consultation du public et aux enquêtes publiques.

Comme par hasard, on retrouve là une série de réformes dont le gouvernement a toujours rêvé sans oser ou parvenir à les réaliser.

Devant le Sénat, le gouvernement a osé dire que la temporalité allait de soi. Si c’était vrai, pourquoi ne l’a-t-il pas inscrit dans le texte comme il l’a fait pour l’urgence sanitaire? Évidemment, parce que tel n’est pas son intention. On retrouve là, les mêmes arguties que celles qui avaient conduites à refuser d’inscrire dans la loi la date de sortie du glyphosate dont on sait maintenant qu’elle ne se produira pas… une fois encore les promesses n’engagent que ceux qui croient.

Sauf que si effectivement les ordonnances procèdent à des régressions des droits des individus, qu’il s’agisse de droits sociaux ou de droits démocratiques en utilisant la crise actuelle, les conséquences politiques vont être ravageuses. Elles le seront d’autant plus que nos concitoyens ont parfaitement compris qu’ils n’avaient pas été protégés à titre individuel en ne disposant pas de masques, de gants, de gels hydroalcooliques, de tests comme en disposent les citoyens des pays industrialisés et qu’ils n’avaient pas été protégés à titre collectif du fait de la destruction de l’hôpital public, malgré les appels au secours lancé depuis des mois par tous les professionnels de santé, et ce pour des choix budgétaires mettant en exergue d’autres priorités accroissant les inégalités.

Prenons garde qu’aux conséquences humaines, économiques, sociales de la pandémie actuelle ne vienne s’ajouter une frustration légitime tirée d’une part de mesures refusées par l’immense majorité du corps social et d’autre part du sentiment d’être une fois encore considérés comme des imbéciles.

On ne peut pas impunément en même temps appeler au civisme, au sens de la responsabilité, au co-partage de la gestion de la crise et profiter de cette dernière pour faire passer des mesures injustifiées, impopulaires et parfaitement contre-productives sur le long terme.

 

Corinne Lepage

Avocate, ancienne ministre de l'Environnement, députée européenne de 2009 à 2014, Présidente de CAP21/Le Rassemblement Citoyen

https://www.huffingtonpost.fr/entry/lurgence-economique-ne-justifie-pas-une-regression-sociale-dont-le-gouvernement-a-toujours-reve_fr_5e7cb8dcc5b6cb08a92920dc

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La crise du coronavirus va être analysée comme l'une des plus grandes défaillances de l'État

20 Mars 2020, 17:06pm

Publié par Corinne Lepage

Il y a eu imprévoyance caractérisée puisque prévenue en janvier, la direction générale de la santé n’a pas jugé utile de commander des millions de masques, de gants, de gels hydroalcooliques et de tests.

Face à la propagation du coronavirus et pour désengorger l'hôpital Emile Muller de Mulhouse, un hôpital militaire de campagne est installé et des soldats français patrouillent lors de son installation, le 20 mars 2020, au quatrième jour de confinement.

Face à la propagation du coronavirus et pour désengorger l'hôpital Emile Muller de Mulhouse, un hôpital militaire de campagne est installé et des soldats français patrouillent lors de son installation, le 20 mars 2020, au quatrième jour de confinement.

Nous savons tous que la confiance est le socle de la démocratie et que sans confiance dans la parole publique, il ne peut y avoir de débat démocratique. Cette défiance qui se généralise a pour corollaire la montée du populisme, le développement massif des fake news ou du complotisme.

Ce que nous avons vécu depuis le début de l’année en ce qui concerne la crise du coronavirus sera très probablement analysé comme une des plus grandes défaillances qui puissent être reprochée à notre État, non seulement sur le plan du fonctionnement démocratique pour les raisons que l’on indiquera ci-dessous, et sur le plan tout simplement de la protection des personnes physiques qui demeure le premier objectif d’un État. On rappellera que le droit à l’intégrité de la personne est le premier des droits de l’Homme.

Une politique d’imprévoyance caractérisée

Une politique de déni de la gravité de la situation qui a fait assimiler le Covid-19 à une “grippette” ce qu’il n’était évidemment pas et qui conduit à écarter les scénarios les plus pénalisants connus dès l’origine mais considérés comme improbables. C’est une violation majeure du principe de précaution qui, en présence d’un risque incertain mais dont les conséquences pouvaient être gravissimes, exige que les mesures de précaution soient prises, ce qui n’a pas été le cas. Cette politique de déni a non seulement et des conséquences très graves sur les mesures prises mais également sur l’état d’esprit de notre population et notamment tous les moins de 70 ans qui ont considéré qu’ils ne risquaient rien, puisque c’était la doxa officielle. D’où “le retard à l’allumage” de la prise de conscience y compris après l’annonce de mesures de confinement, sans que le mot ne soit utilisé par le chef de l’État.

 

Le droit à l’intégrité de la personne est le premier des droits de l’Homme. Il y a eu violation majeure du principe de précaution.

 

Une politique d’imprévoyance caractérisée puisque prévenue courant janvier, la direction générale de la santé n’a pas jugé utile de commander des millions de masques, de gants, de gels hydroalcooliques et bien sûr de tests. Cette politique gravement fautive a mis en danger des centaines de milliers de personnes voire davantage à commencer par les soignants qui ne disposent même pas des moyens de se protéger! C’est stupide et criminel alors même que les considérations budgétaires n’auraient même pas dû être prises en compte, non seulement parce qu’il s’agissait de la vie des gens mais encore parce que le rapport coût/avantage était évidemment sens inverse.

Une politique de communication biaisée

Une politique de communication biaisée est mise en place, destinée à cacher cette erreur de départ d’une part et l’imprévoyance d’autre part. Dire depuis des semaines, et bien avant que nous arrivions en phase 3, que les tests étaient inutiles et devaient être réservés aux cas les plus graves. De même, nous voyons bien que les pays du monde qui ont mis en place des tests à très grande échelle ont des taux de létalité plus faibles (0,2% en Corée du Sud et en Allemagne).

Même si effectivement seuls les masques FFP2 protègent totalement, affirmer que les autres masques ne servaient à rien a été contre-productif et ne servait à répondre qu’à la pénurie actuelle. Les masques doivent aujourd’hui être destinés aux personnels les plus exposés faute de préparation, alors que les masques simples sont des facteurs de diminution du risque avant confinement et désormais pour les sorties autorisées, à commencer par les publics les plus vulnérables, les travailleurs les plus exposés... Du reste dans les pays voisins, ces masques semblent être considérés comme un minimum. 

Enfin, des décisions d’une parfaite incohérence puisque pour des raisons politiciennes et non de santé publique (car les raisons de santé publique ne pouvaient conduire qu’à une décision différente) les élections municipales ont été maintenues. Ainsi, nos concitoyens se sont-ils vus conspués pour avoir pris le soleil dimanche alors même qu’ils étaient vivement encouragés à aller voter le même jour. Comment pouvoir croire à un danger majeur lié à la rencontre des autres lorsque l’État lui-même vous invite à aller voter, sans du reste la plupart du temps protéger convenablement les membres des bureaux de vote? Alors, aujourd’hui, l’État sanctionne le défaut de confinement, car le confinement intégral est devenu une nécessité absolue. Mais n’est-il pas responsable en premier chef des difficultés avec lesquelles nos concitoyens se plient à cette discipline? Certes, l’appel au civisme est nécessaire et même indispensable. Mais il ne peut y avoir de civisme sans respect absolu par l’État des règles d’honnêteté, de transparence dans la prise de décision et de mise en place des moyens nécessaires à la sauvegarde des personnes. Or, si les moyens nécessaires à la sauvegarde de l’économie sont mis en place, ceux nécessaires à la sauvegarde des personnes ne le sont toujours pas. 

 

Aujourd’hui, l’État sanctionne le défaut de confinement. Mais n’est-il pas responsable en premier chef des difficultés avec lesquelles nos concitoyens se plient à cette discipline?

 

Ce sont donc les bases du pacte démocratique et républicain qui sont à refonder tant en ce qui concerne les priorités qu’en ce qui concerne le mode de gouvernance. C’est évidemment valable pour les deux parties. 

Les citoyens non respectés

Du côté citoyen, le sens de la responsabilité doit évidemment être développé. Mais, cela signifie un mode de gouvernance refondu. Il repose tout d’abord sur une profonde solidarité entre les concitoyens, à l’opposé des divisions qui n’ont fait que s’accroître au cours des dernières années. Solidarité et interdépendance sont une évidence. Cela signifie d’une manière générale, qu’il ne pourra plus être possible dans l’avenir de considérer que l’avis des citoyens dans les différentes procédures de concertation, consultation ou autres enquêtes publiques diverses et variées sont sans intérêt. La considération et le respect des citoyens doit être un impératif et la co-construction devenir une habitude. On ne peut pas en même temps appeler à la responsabilité, au civisme, au rôle essentiel du citoyen et l’oublier ultérieurement. 

Du côté des gouvernants, la gouvernance est à réinventer. Information ne signifie pas communication et toute information doit être exacte et véridique. La confiance implique d’admettre que le décideur public peut avoir un doute, une ignorance, une difficulté et qu’il est préférable de l’admettre plutôt que de la camoufler dans une communication qui entretient la défiance. La question des priorités doit impérativement être revue. Il est évident que la priorité absolue donnée à la réduction du déficit budgétaire a été tragique pour l’hôpital et le service public sanitaire. Et de plus, ce choix se révélera très probablement à long terme comme infiniment plus coûteux pour les dépenses publiques que ne l’aurait été le maintien à niveau élevé du service public hospitalier. Le même constat peut être fait dans d’autres services publics comme la police, la justice et même dans une certaine mesure l’éducation. Le retour aux besoins fondamentaux d’une Nation, à un service public digne de ce nom (ce qui ne signifie pas que tout doit être dans le service public) sera une exigence évidente.

Le principe de précaution ignoré

L’utilisation du principe de précaution, qui en l’espèce a été manifestement ignoré puisque les scénarios les plus pénalisants -qui se révèlent les bons, malheureusement- ont été écartés, probablement pour des raisons budgétaires et des erreurs de jugement. C’est précisément parce que l’on peut se tromper qu’il est essentiel, en cas d’incertitude avec des risques graves de prendre toutes les mesures de précaution qui peuvent l’être même si elles se révèlent ultérieurement inutiles. Il est clair que le principe de précaution a très mauvaise presse dans certains milieux économiques, à Bercy et dans les hautes sphères du pouvoir. Il serait très utile que le droit soit appliqué et que ce principe qui a une valeur constitutionnelle, rappelé par le conseil constitutionnel récemment, soit effectivement appliqué.

 

On ne peut pas en même temps appeler à la responsabilité, au civisme, au rôle essentiel du citoyen et l’oublier ultérieurement.

 

Enfin, le mode de prise de décision lui-même est interpellé. Le conseil scientifique qui entoure le président de la République pour ses décisions est une excellente initiative. Mais, on peut s’interroger sur la manière dont la décision relative au maintien des élections a été prise car le président de ce comité a paru particulièrement évasif à ce sujet. La différenciation entre évaluation du risque et gestion du risque est absolument essentielle et la gestion ne peut être que l’affaire du politique, qui en prend la responsabilité sur la base de l’évaluation faite par les experts.

Bien d’autres sujets pourraient être abordés et le seront dans les jours et les semaines qui viennent. 

Le drame du COVID 19 laissera plus que des traces. Le Président de la République a parlé de rupture à juste titre. Ce n’est qu’à ce prix que la confiance pourra de nouveau avoir un sens et une réalité.

 

Corinne Lepage

Avocate, ancienne ministre de l'Environnement, députée européenne de 2009 à 2014, Présidente de CAP21/Le Rassemblement Citoyen

Source : HuffingtonPost

https://www.huffingtonpost.fr/entry/la-crise-du-coronavirus-va-etre-analysee-comme-lune-des-plus-grandes-defaillances-de-letat_fr_5e74d161c5b6f5b7c542be09

 

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Interview Corinne Lepage par Comwatt TV

6 Mars 2020, 14:55pm

Publié par Corine Lepage

 

 
Dans le cadre d'une série d'interview, Comwatt TV pose toujours les 4 mêmes questions à des personnalités et à des citoyens :
1) Trouvez-vous le système énergétique actuel satisfaisant ?
2) Quel sera, selon vous, le paysage énergétique dans 20 ans si on ne change pas ?
3) Quel serait un système énergétique parfait ?
4) Quelle forte certitude avez-vous et qui pourtant est partagée par très peu de monde ?
 
 
Docteur en droit, Corinne Lepage, est une femme politique française engagée pour la transition énergétique. Avocats en 1978, elle a exercé de nombreuses fonctions publiques : membre du Conseil de l’ordre et Secrétaire du Conseil (1987-1990), ministre de l’environnement (1995-1997), adjoint puis premier adjoint au maire de Cabourg (1989-2001), eurodéputée (2009-2014).

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Droit et finance doivent s'allier pour sauver la planète

4 Mars 2020, 17:14pm

Publié par Corinne Lepage

Pour la spécialiste de l'environnement, qui, depuis plusieurs décennies, mène un combat dans ce domaine sur le terrain juridique et politique, il est temps d'agir sur le climat et la santé. Elle identifie deux leviers qui facilitent une coopération mondiale.

 

Droit et finance doivent s'allier pour sauver la planète
Y a-t-il une urgence environnementale ou existe-t-il un temps pour une transition ?

La réponse est clairement oui, il y a une urgence. Je pense même qu'elle est, à certains égards, dépassée. En fait, nous avons loupé le coche dans les années 1970. A cette époque, nous aurions pu agir de façon très efficace et empêcher la dérive actuelle. Je vous incite à vous référer au livre de Nathaniel Rich, Perdre la Terre. Cet ouvrage met en exergue nos manquements collectifs alors qu'un accord contraignant aurait pu être signé au début des années 1980, puis en 1988. Le lobby pétrolier en a décidé autrement, dans une forme d'indifférence ou, au moins, de laisser-faire général. En réalité, quand nous abordons le thème global de l'environnement, trois sujets majeurs sont retenus : le climat, la biodiversité et la santé. Mais tous trois sont totalement interconnectés. Si nous étudions le climat - sujet partagé par tous, entre amis, dans les médias, dans les milieux politiques -, son dérèglement, via le réchauffement, a déjà des répercussions très lourdes, qui vont être de plus en plus dramatiques, telles que d'innombrables pertes humaines, des disparitions de villes, des conséquences sur le tourisme et sur l'agriculture. Quant à la biodiversité, le stress est encore plus saisissant. La disparition d'espèces déjà constatée - or l'homme est une espèce - est provoquée avant tout par l'action humaine et non par le climat. Du moins pour l'instant, parce que, dans ce domaine, les impacts vont être considérables. Le dérèglement climatique va accélérer le drame de la disparition des espèces. Enfin, dans le domaine de la santé environnementale, l'amélioration incroyable de l'espérance de vie au cours du XXe siècle semble stagner et régresse dans certains pays, par exemple aux Etats-Unis. En tout cas, elle ne progresse plus en ce qui concerne la durée de vie en bonne santé. Savez-vous qu'un enfant sur soixante est autiste aux Etats-Unis ou encore que le nombre de cancers enfantins dans le monde progresse de 1 % par an depuis trente ans ? En vérité, ce qu'il ne faut surtout pas perdre de vue, c'est l'interaction des trois problématiques. Le climat a une influence considérable, tant sur la biodiversité que sur la santé environnementale. L'exemple de la canicule en France en 2003 est saisissant. Le rapport sur l'impact climatique sur la France, réalisé à ma demande en 1995, lorsque j'étais ministre de l'Environnement, et publié en 1999, l'envisageait, mais il n'a pas été pris en compte. En Grande-Bretagne, un rapport équivalent avait été rédigé bien avant. Des maladies endémiques dues à certains moustiques, comme le moustique tigre, par exemple, apparaissent dans l'hémisphère Nord comme le chikungunya ou la dengue. Avec la modification du climat, nous allons assister à une accélération de la migration des espèces, qui sera de plus en plus complexe à gérer, jusqu'à un point de non-retour. L'anthropocène, c'est-à-dire l'ère de l'homme, se caractérise par une utilisation maladive des ressources et l'introduction de produits hautement toxiques, tels que les pesticides, par exemple.

Comment concilier une démographie galopante - une multiplication par 2,5 de la population mondiale en cinquante ans et la nécessité de la nourrir - avec une agriculture plus respectueuse de l'écosystème ?

Une agriculture extensive permettrait de nourrir tous les habitants de la planète et, parallèlement, de diminuer l'effet de serre. Actuellement, les intrants sont essentiellement des protoxydes d'azote, donc un gaz à effet de serre. Dans une agriculture sans labour, on stocke le carbone. Le rapport établi par la commission économie du climat de l'ONU en 2018 sur ce sujet démontre le gain d'un changement dans les méthodes agriculturales et surtout d'une reconquête des terres acidifiées, désertifiées, aridifiées. Le coût d'une telle politique est modeste puisque la reconquête est de cent euros par hectare. Si l'on se fixe un objectif de 130 millions d'hectares, le coût serait donc de 13 milliards d'euros, ce qui paraît une somme astronomique, mais qui, au regard du coût du dérèglement climatique ou des montants des fonds internationaux, est modeste. L'avantage est le redéveloppement de l'activité agroécologique, agroforestière, et une augmentation de la capture du carbone, qui pourrait aller jusqu'à 20 % des émissions de gaz à effet de serre. C'est l'investissement le plus rentable qui soit. Un des problèmes majeurs a été l'utilisation massive du gaz réfrigérant HFC que vous trouvez partout dans les climatisations et les réfrigérateurs. Or il est extrêmement polluant. Imaginez que la production d'une tonne de ce gaz représente l'équivalent de 24.000 tonnes de carbone. Vous lisez bien, il n'y a pas d'erreur, il s'agit de 24.000 tonnes. Supprimer l'utilisation des HFC permettrait d'obtenir un effet rapide de baisse de nos émissions. C'est ce que propose l'accord de Kigali, que, malheureusement, bien peu d'Etats ont ratifié.

Dans quels domaines faut-il agir le plus rapidement possible ? Une réelle transition est-elle déjà à l'oeuvre ?

Comme je le disais en préambule, il y a urgence. L'heure n'est plus à la transition mais à la rupture. Des comportements vont devoir évoluer très vite dans de très nombreux domaines. Le transport va devoir faire sa révolution. Il n'y aura bientôt plus de voitures dans les villes, ou tout au moins de voitures individuelles à moteur thermique. Le low cost va aussi disparaître. Il ne sera plus question d'aller à New York pour 80 €. Un aller-retour Paris-New York en avion correspond à la destruction de 3 mètres carrés de banquise. Vous pensez bien qu'à ce rythme, la dégradation va s'accélérer de façon folle. En matière alimentaire, le flexitarisme va se développer. La consommation de viande va devoir baisser de façon drastique, permettant ainsi de libérer des calories d'origine végétale pour les humains. Les fondements de la société de consommation, et en particulier l'obsolescence programmée et la publicité, qui nous conduisent à changer de téléphone tous les ans, vont devoir disparaître pour l'un, s'adapter pour l'autre. Tous nos choix vont devoir être pesés pour résoudre les nombreux conflits d'usage auxquels nous sommes confrontés. Des centaines d'exemples peuvent être donnés, tels que l'affectation des sols à usage agricole et les fermes solaires ou la protection de la biodiversité et l'installation d'énergies renouvelables. Pour éviter au maximum ces conflits, des solutions alternatives doivent être envisagées. On peut commencer par doter tous nos toits de panneaux photovoltaïques pour réduire l'utilisation du sol.

 

Comment parvenir à susciter ces nouveaux modes de consommation ? Faut-il que le politique s'en empare ?

Au départ, dans le monde politique, il y a eu le déni. Les priorités étaient la lutte contre le chômage, le respect - dans la mesure du possible - des grands équilibres - budgétaire, commercial et autres. Puis, dans un second temps est venue une certaine prise de conscience, mais elle est restée livresque, presque virtuelle. A titre d'exemple, on ne peut pas constater la nécessité de geler des terres naturelles autour de Paris et promouvoir EuropaCity. Il faut choisir. N'oubliez pas qu'en France, tous les sept ans, nous perdons l'équivalent d'un département en terres agricoles et naturelles. Ce sont des images qui frappent les esprits et qui inquiètent les gens. La prise de conscience de la population est souvent plus importante et plus rapide que celle des politiques.

Des prévisions sérieuses annoncent un taux d'urbanisation de 70 % (contre 50 % aujourd'hui) à un horizon de quinze à trente ans. Que faut-il en penser ?

Cela nous interpelle et met en évidence les choix qu'il faut opérer pour accompagner ce mouvement. Urbanisation et densification s'opposent. La première privilégie l'horizontalité et la seconde la verticalité. Il est évident qu'il faut faire le choix de la densification. Nous n'avons plus de place suffisante pour préférer l'extension urbaine. La terre devient une denrée rare. Nous ne pensions pas ainsi il y a encore trente ans, mais, désormais, il n'y a pas plus de place pour le rêve.

N'est-il pas possible d'inclure dans la constitution des pays démocratiques au moins une référence à un droit environnemental ?

 Dans la constitution de 140 Etats, il existe un droit à l'environnement. Comme vous pouvez en juger, ce n'est pas probant. Je défends un projet qui me tient à coeur, il s'agirait d'un tribunal pénal international de l'environnement et de la santé. Je me bats avec vigueur pour la DDHU, la Déclaration universelle des droits de l'humanité. C'est un texte, simple, initié à la demande du président Hollande avant la COP21 et porté aujourd'hui par la société civile. Il est aujourd'hui traduit dans 35 langues, porté par 60 ambassadeurs dans le monde. De grandes villes l'ont signé, à l'instar de Paris et de Strasbourg (onze autres grandes villes françaises aussi), de Madrid, de New York, de San Francisco ou encore de Philadelphie. CGLU, qui est une organisation qui regroupe plus de 240.000 villes dans le monde et représente 5,7 milliards d'habitants sur la planète, l'a adopté via son comité exécutif à Montevideo, à l'unanimité. Des universités, des barreaux, des ONG, des entreprises nous ont rejoints. Cette déclaration repose sur le respect de six droits avec en contrepartie six devoirs. Je crois beaucoup à cette démarche car la signature d'accords internationaux par tous les Etats est de plus en plus difficile et aboutit à des textes faibles. Prenez l'exemple de l'accord de Paris, qui est un grand succès pour la diplomatie française. La convention est obligatoire, mais le contenu n'est pas contraignant. Je crois beaucoup plus au levier du droit via le droit souple, que les tribunaux sanctionnent de plus en plus. Une entreprise qui a signé des engagements précis peut être condamnée à réparer si elle ne respecte pas ses propres engagements. Les progrès de la justice climatique et de la justice sanitaire au niveau planétaire sont extraordinaires. Dans le monde entier, on voit apparaître des décisions de justice qui seraient apparues inenvisageables voici quelques années. En Australie, un récent jugement s'est appuyé, pour interdire les mines de charbon, sur les accords de Paris et sur une jurisprudence européenne… Aujourd'hui, il y a 1.200 procès dans le monde concernant ces aspects. Plus de 15.000 plaintes aux Etats-Unis contre le glyphosate, sans compter les multiples procédures dans d'autres pays. L'universalisation de la jurisprudence est une voie très prometteuse.

Le juridique est-il le seul levier sur lequel nous pouvons compter ?

 Absolument pas. Si je ne crois malheureusement plus beaucoup au politique et estime que le juridique va se développer et se généraliser, il existe un autre domaine sur lequel je fonde de grands espoirs, c'est la finance. Je suis certaine que, dans moins d'une décennie, elle aura pris le problème en main. Il faut faire évoluer les critères d'analyse afin d'orienter l'épargne vers les activités environnementales. Le concept de « croissance verte » peut ne pas être un leurre à la condition, bien sûr, de sortir du greenwashing et de considérer comme un a priori la rareté des ressources. Il faut lui donner de la consistance et renforcer la recherche, les moyens et l'intérêt pour les consommateurs de recourir à des produits sobres en énergie et en matières premières. Il est impératif d'intégrer les externalités dans la comptabilité nationale et la comptabilité privée. Les modèles existent, en particulier la comptabilité CARE. Les données extrafinancières des entreprises doivent devenir des éléments essentiels pour les financiers et les assureurs. De même, la comptabilité publique doit cesser d'être borgne. Je ne prétends pas être une spécialiste des questions financières et je suis persuadée que, dès lors que la finance refusera de soutenir les projets climaticides et destructeurs de biodiversité et s'orientera vers l'économie du nouveau monde, avec le soutien du monde de l'assurance, ce levier sera aussi important - voire plus - que celui du droit. Leur union pourrait sauver la planète et l'humanité.

CORINNE LEPAGE, AVOCATE ASSOCIÉE DU CABINET HUGLO LEPAGE, MINISTRE DE L’ENVIRONNEMENT 19951997
 
Source : Les Echos Investir
 
 
 

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